Tout le monde n’a pas la chance de naître
avec le goût du poisson bien en bouche. Petit, les premières impressions
tiraient franchement vers le négatif : quelques poissons blancs cuits
au micro-onde, un soir de semaine, à avaler sous la contrainte
maternelle. De temps en temps, du poisson pané, imposteur masqué sous
ses croûtes frites, à noyer impérativement dans la mayonnaise. Par la
suite, la cantine n’améliorait vraiment pas les choses : nous avons tous
redouté le vendredi et ses pavés de poissons mous surcuits, aux bords
oxydés par ressac d’un jus fade et amer. Enfin, les années étudiantes,
contraintes pécuniairement, ne poussaient pas à la consommation de
produits de la mer, l’objectif étant plutôt d’avaler vite un sandwich ou
une crèpe complète avant de filer dans un pub ou en soirée.
Et puis, sont venues nos années à Madrid. Une découverte, un moment
magique, marquant un avant et un après. Pratiquants réguliers du
Pescador en trois ans de séjour, nous en sommes sortis convertis et
prosélytes.
Nous sommes rue Ortega y Gasset, dans la partie calme du très bourgeois
quartier de Salamanca : de vastes trottoirs ombragés, des immeubles
opulents. En hiver, les couples quincagénaires marchent dignement,
engoncés dans des lodens verts et des manteaux de fourrure. Les chiens y
sont promenés en laisse par des chicas équatoriennes. Les restaurants
offrent systématiquement un service de voiturier, et notre Pescador ne
déroge pas à la règle. Il faut dire que c’est une vieille institution :
une devanture discrète, en bois sombre, ne laisse rien deviner de
l’intérieur. Une fois entré, l’œil s’attarde à peine sur la grande salle
marine rustique, un rien vieillotte, avec ses nappes à carreaux blancs
et bleus et ses chaises en bois épais : il est immédiatement attiré par
l’étal réfrigéré, où sont alignés de magnifiques produits de la mer.
Le Pescador appartient à une famille de poissonniers de La Corogne, et
cette filiation est évidente quand on regarde la carte, strictement
atlantiste : homards, langoustes, langoustines, crevettes, pouce-pieds,
tourteaux et araignées sont proposés en entrée, ainsi que le meilleur «
salpicon de marisco » (salade de fruits de mer) que nous ayons goûté à
Madrid. Puis viennent les poissons : sole, bar, turbot, daurade, lotte,
mérou, cabillaud, merluche… Cette approche puriste touche au fanatisme
dans les préparations : les portions seront servies telles quelles,
cuites à la plancha ou au four. Au pire, on se permettra l’ajout d’un «
sofrito de ajo » (ail et huile d’olive) ou d’une sauce verte. La carte
précise fièrement que les poissons sont servis sans accompagnement, ni
citron pour ne pas gâcher le goût du produit. Et il est vrai que rien ne
fera dévier le Pescador de l’essentiel : mettre en valeur les meilleurs
chairs en atteignant le point de cuisson parfait. Griller en préservant
la tendresse et le jus. En bref, assurer notre bonheur.
De retour en France, où si souvent on se plaît à lever les filets des
poissons, à garnir les assiettes de montages sophistiqués, à napper le
tout d’une sauce crémeuse, on se prend certains soirs à fermer les yeux,
et à rêver. D’un soir de novembre frais et pluvieux à Madrid, quand les
perturbations venues de Galice envahissent toute l’Espagne. D’un
salpicon de marisco à l’huile d’olive parfumée, d’un homard plancha à
partager en entrée, avant d’attaquer sole et turbot. Des verres de blanc
des Rias Baixas. D’une simplicité et d’une force des saveurs que nous
n’avons pas encore retrouvées. Mais rien n’interdit de continuer à
chercher, et d’espérer. Quoiqu’il arrive, notre ami le Pêcheur nous
attendra toujours là bas, quand nous reviendrons finalement, fatigués et
bredouilles.
Prix: Environ 80€ par personne
El Pescador
Calle José Ortega y Gasset, 75
Madrid
901 402 12 90
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